Chapitre XVI
Mr. RYCROFT

Le lendemain matin, Emily s’éveilla de très bonne heure. En personne raisonnable, elle ne songeait point à éveiller son collaborateur bénévole ; mais incapable de tenir en place, elle sortit faire une promenade.

Elle passa devant la grille du castel de Sittaford et, prenant le sentier qui tournait à droite, elle gravit la colline. L’air était froid et piquant. Arrivée sur le plateau, Emily grimpa sur un énorme rocher gris, de forme fantastique, d’où elle contempla la lande qui s’étendait devant elle à perte de vue, sans une route ni une habitation. Au-dessous d’elle, au pied du rocher, des blocs de granit gisaient pêle-mêle. Au bout d’une ou deux minutes, Emily se détourna pour regarder du côté nord, par où elle était venue. Au flanc de la colline, elle découvrit la masse grise du castel de Sittaford avec ses petits cottages et, plus bas, dans la vallée, Exhampton.

« Quand on est si haut perché, à peu près comme si l’on soulevait la toiture d’une maison de poupée pour regarder à l’intérieur. »

De tout son cœur, elle regrettait de n’avoir point vu le défunt, ne serait-ce qu’une fois. Il est difficile de se faire une idée des gens que l’on n’a pas connus ! Il fallait s’en rapporter à l’opinion des autres et Emily Trefusis se targuait de posséder un jugement supérieur à celui de la moyenne.

Réfléchissant à ces questions, elle soupira et changea de place.

Entièrement absorbée par ses pensées, elle ne voyait rien de ce qui se passait autour d’elle. Aussi elle sursauta à la vue d’un petit monsieur âgé, debout à quelques pas d’elle, qui tenait courtoisement son chapeau à la main.

— Excusez-moi, lui dit-il. Vous êtes Miss Trefusis, n’est-ce pas ?

— Oui, monsieur.

— Je me nomme Rycroft. Pardonnez-moi si je suis indiscret, mademoiselle, mais, dans un petit village comme le nôtre, les nouvelles se répandent vite et naturellement votre arrivée d’hier est déjà connue de tout Sittaford. Nous savons le malheur qui vous frappe ; soyez assurée de toute notre sympathie et du désir que nous avons de vous aider.

— Vous êtes aimable, monsieur, et je vous suis reconnaissante.

— Ne me remerciez pas, mademoiselle. Vous pouvez compter sur moi… La vue est superbe d’ici, n’est-ce pas ?

— Oui. Quel beau panorama !

— Savez-vous qu’un prisonnier s’est évadé de Princetown, hier soir ?

— Pas encore, il me semble. Le malheureux ne jouira sans doute pas longtemps de sa liberté. Durant ces vingt dernières années, il paraît qu’aucun des condamnés n’a réussi à s’échapper pour de bon, de cette prison.

— De quel côté se trouve Princetown ? Mr. Rycroft étendit le bras vers le sud.

— Là-bas, à une vingtaine de kilomètres à vol d’oiseau, et vingt-cinq par la route.

Emily frémit à la pensée de cet individu traqué dans la lande. Mr. Rycroft, qui l’observait, lui dit :

— Le sort de ce détenu m’émeut également. L’instinct se révolte contre cette chasse à l’homme. Pourtant, les prisonniers de Princetown sont des criminels dangereux ; ils appartiennent à cette catégorie de malfaiteurs que vous et moi n’hésiterions pas à faire mettre sous les verrous. Sachez, mademoiselle, que je me passionne à l’étude du crime. L’ornithologie et la criminologie sont mes deux sujets préférés.

Il s’arrêta un instant.

— Voilà pourquoi, si vous me le permettez, je vous offre mon concours dans cette affaire. J’ai toujours vivement désiré étudier un crime de près. Ayez confiance en moi, mademoiselle, je mets à votre disposition l’expérience que j’ai acquise par mes études sur cette question.

Emily demeura un moment silencieuse. Elle se félicitait intérieurement de la tournure des événements. Par Mr. Rycroft, elle allait découvrir des détails sur l’existence des gens de Sittaford et sans doute s’ouvriraient devant elle de nouveaux champs d’investigation. Ce petit vieillard, tout ratatiné, qui pénétrait à fond l’humaine nature, était dévoré par cette curiosité qui distingue l’homme de pensée de l’homme d’action.

— Je vous en prie, aidez-moi ! lui dit simplement Emily, je suis si malheureuse !

— Je le comprends, ma chère enfant. Puisque vous acceptez ma collaboration, allons au fait. L’aîné des neveux de Trevelyan a été arrêté… Tout semble le désigner comme coupable. Je parle sans opinion préconçue.

— Evidemment. Pourquoi douteriez-vous de son innocence, alors que vous ne savez rien de lui ?

— Voilà une parole sensée, mademoiselle Trefusis ; vous êtes également un intéressant sujet d’observation. Votre nom me donne à croire que vous venez de la Cornouailles, tout comme notre pauvre ami Trevelyan.

— Oui, répondit Emily. Mon père était natif de Cornouailles et ma mère d’Ecosse.

— Ah !… Maintenant, examinons notre petit problème. D’un côté, supposons que James… (Il s’appelle James, n’est-ce pas ?), à court d’argent, soit venu en demander à son oncle. Celui-ci lui refuse. Dans un violent accès de colère, James ramasse le bourrelet de sable qui traîne près de la porte et en frappe son oncle sur la tête. Le crime n’a pas été prémédité… il s’agit simplement d’une vengeance stupide. D’autre part, James peut avoir quitté son oncle après une discussion orageuse, et une autre personne, entrée peu après, a commis le crime. Voilà ce que vous croyez… et… ce que je souhaite. Si votre fiancé était le meurtrier, l’affaire perdrait tout intérêt. Aussi je me raccroche à la deuxième hypothèse. Le capitaine Trevelyan n’a pas été assassiné par son neveu James. Cela nous conduit à un autre point très important. Le meurtrier aurait-il surpris la querelle entre l’oncle et le neveu ? Suivez mon idée : quelqu’un veut se débarrasser du capitaine Trevelyan et certain d’avance que les soupçons se porteront sur James, il saisit l’occasion de cette querelle d’argent pour exécuter ses desseins criminels. Emily réfléchit un instant.

— En ce cas ? fit-elle lentement.

— En ce cas, reprit Mr. Rycroft, le coupable serait une personne de l’entourage du capitaine Trevelyan, quelqu’un d’Exhampton qui, probablement, devait se trouver dans la maison du capitaine pendant la discussion. Et, puisque nous ne sommes point à la barre du tribunal et qu’il nous est permis de citer des noms, Evans se présente à notre esprit comme répondant de façon satisfaisante à ces conditions. Il a pu entendre les propos échangés entre James et son oncle, et tuer le capitaine sitôt après le départ du neveu. Voyons maintenant si la mort de son maître rapporte quelque chose à Evans.

— Je crois qu’il hérite une petite somme, dit Emily.

— Cela peut, selon le cas, constituer un motif suffisant. Il faudrait savoir si Evans se débattait dans un pressant besoin d’argent. N’oublions pas qu’il existe aussi une Mrs. Evans… de date récente.

— Que pensez-vous de cette histoire de table tournante, monsieur Rycroft ?

— J’avoue, mademoiselle, que cela m’a vivement impressionné. Comme on vous l’a peut-être dit, je crois aux phénomènes psychiques. J’ai déjà rédigé un rapport détaillé de cette séance et je l’ai envoyé à la Société de Recherches Psychiques, à Londres. Le cas me paraît troublant. Parmi les cinq personnes présentes, aucune ne pouvait soupçonner le meurtre du capitaine Trevelyan.

— Ne croyez-vous pas que…

Emily s’arrêta. Il ne lui était guère possible d’insinuer à Mr. Rycroft qu’une des cinq personnes pouvait savoir à l’avance, que le crime allait être commis, alors que lui-même était de ce nombre. Non point qu’elle suspectât un instant Mr. Rycroft de complicité avec le meurtrier, mais un sentiment de délicatesse lui dictait de présenter sa pensée sous une forme moins directe.

— Comme vous le disiez, monsieur Rycroft, le cas est troublant au plus haut point. Ne voyez-vous pas, dans votre petit groupe, en dehors de vous-même, cela va de soi, une personne douée de dons psychiques ?

— Ma chère demoiselle, je ne possède aucun don de cette nature, et c’est seulement en qualité d’observateur que je m’intéresse aux phénomènes spirites.

— Et Mr. Garfield ?

— Un charmant garçon, mais qui n’a rien de transcendant.

— Riche, sans doute ?

— Fauché comme les blés ! Il vient ici courtiser une vieille tante dont il attend l’héritage. Miss Percehouse n’est point sotte ; elle sait à quoi s’en tenir sur les attentions de son neveu, mais elle le fait languir.

— J’aimerais à la voir.

— Elle serait certes enchantée de bavarder avec vous, mademoiselle. Elle est si curieuse !

— Comment trouvez-vous Mrs. et Miss Willett ? demanda Emily.

— Ma foi, des personnes très aimables, ayant un peu le genre de ceux qui ont vécu aux colonies. Ces dames manquent légèrement de mesure. A part cela, Miss Violette est une jeune fille délicieuse.

— Leur choix de Sittaford comme résidence d’hiver me semble, pour le moins, curieux.

— Je ne trouve pas. Nous autres, nous soupirons après le soleil, les pays chauds et les palmiers ; quoi d’extraordinaire que les habitants de l’Australie et de l’Afrique méridionale se réjouissent à la perspective de passer les fêtes de Noël dans la neige et la glace ?

Emily se demanda laquelle des deux, de la mère ou de la fille, avait parlé de cette façon à Mr. Rycroft. Car, enfin, point n’était nécessaire de s’enterrer dans un village perdu dans la lande pour connaître les joies d’un vieux Noël anglais dans la neige. Evidemment, le vieillard ne voyait rien de suspect dans le choix des Willett. Pour lui, Sittaford était le pays idéal et il ne concevait pas qu’on pût hésiter à y passer l’hiver.

Lentement, ils descendirent la pente de la colline, puis s’engagèrent dans le sentier.

— Qui habite ce cottage ? demanda soudain la jeune fille.

— Le capitaine Wyatt… un homme impotent et peu sociable.

— Etait-il un ami du capitaine Trevelyan ?

— Du moins pas un ami intime. Trevelyan lui rendait visite de temps à autre. Il faut dire que Wyatt n’encourage nullement les visites. C’est un vieil ours.

Emily se taisait. Elle réfléchissait au moyen de forcer le seuil inhospitalier du capitaine Wyatt ; elle ne voulait pas quitter Sittaford sans avoir exploré toutes ces petites demeures susceptibles de lui fournir la clef du mystère.

Soudain, elle se rappela le nom du cinquième membre présent à la soirée tragique des Willett.

— Et Mr. Duke ?

— Eh bien ! que voulez-vous savoir sur son compte ?

— Qui est ce monsieur ?

— Nul ne le sait, répondit lentement Mr. Rycroft.

— C’est extraordinaire !

— Pas du tout. Duke n’a rien d’un personnage romanesque. Nous ignorons d’où il sort, mais c’est un bien brave homme… Voici mon cottage, mademoiselle. Voulez-vous me faire l’honneur d’entrer ?

— Avec plaisir, dit Emily.

Ils entrèrent dans la maisonnette. Des livres garnissaient les murs de cet intérieur accueillant.

Emily allait d’un côté et de l’autre, examinant les titres des volumes. Un rayon était réservé aux sciences occultes, un autre aux romans policiers, mais la plus grande partie de cette bibliothèque se rapportait à la criminologie et aux procès judiciaires de renommée mondiale. Les ouvrages sur l’ornithologie n’y occupaient qu’une place relativement minime.

Au bout d’un quart d’heure, Emily se leva.

— Monsieur Rycroft, je suis enchantée de votre société, mais il faut que je rentre à présent. Mr. Enderby est sûrement levé à cette heure, et je n’ai pas encore déjeuné. Nous avions prévenu Mrs. Curtis que nous serions prêts à neuf heures et demie, et je constate qu’il est dix heures. Je vais être en retard… Vous vous êtes montré si aimable… et si bon !

— Je ferai mon possible pour vous aider, balbutia Mr. Rycroft sous le regard ensorceleur d’Emily. Comptez sur moi. Nous sommes maintenant collaborateurs.

Emily lui tendit la main.

— C’est si bon, dit-elle, répétant la phrase dont elle avait déjà constaté l’efficacité au cours de sa brève existence, c’est si bon, quand on ne sait plus à quel saint se vouer, de pouvoir compter sur quelqu’un !

Cinq Heures vingt-cinq
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